Confessions d’un constructiviste social
Si j’avais su, il y a 20 ans, que mon parti pris dans les guerres idéologiques sur le genre et le sexe allait gagner de manière aussi décisive, j’aurais été en extase. À l’époque, j’ai passé de nombreuses soirées au pub ou lors de dîners à débattre du genre et de l’identité avec d’autres étudiants diplômés, ou toute autre personne qui écouterait — ma belle-mère, mes proches, n’importe qui ayant la (mal)chance d’être en ma présence… J’insistais sur le fait que le sexe n’existait pas. Et je le savais. Bien sûr que je le savais. Parce que j’étais « historien du genre ».
Voici la traduction d’un article passionnant de Christopher Dummit, docteur en « Histoire du genre »au Canada, dont vous trouverez la version original sur la passionnante plateforme Quillette. Un mémorable mea-culpa qui en dit long sur l’honnêteté intellectuelles et les méthodes des milieux Universitaires américains et canadiens. L’article original date de Septembre 2019.
Si j’avais su, il y a 20 ans, que mon parti pris dans les guerres idéologiques sur le genre et le sexe allait gagner de manière aussi décisive, j’aurais été en extase. À l’époque, j’ai passé de nombreuses soirées au pub ou lors de dîners à débattre du genre et de l’identité avec d’autres étudiants diplômés, ou toute autre personne qui écouterait — ma belle-mère, mes proches, n’importe qui ayant la (mal)chance d’être en ma présence… J’insistais sur le fait que le sexe n’existait pas. Et je le savais. Bien sûr que je le savais. Parce que j’étais « historien du genre ».
C’était, dans les années 1990, l’endroit où il fallait être dans les départements d’Histoire à travers l’Amérique du Nord. L’histoire du genre — puis, plus généralement au sein l’académie, les études de genre — faisaient partie d’un groupe plus large de sous-disciplines identitaires qui envahissaient les arts libéraux. Les départements d’Histoire ont alors été transformés dans tout le continent. Lorsque l’American Historical Association a examiné les tendances dans les principaux domaines de spécialisation en 2007, puis à nouveau en 2015, le domaine le plus important était l’Histoire des Femmes et du Sexe. Suivaient en tête de liste l’Histoire Sociale, l’Histoire Culturelle et l’Histoire de la Race et de la Sexualité. Chacun de ces domaines partageait la même vision du monde que moi: à peu près chaque identité était une construction sociale. Et, le fondement de cette identité n’était que question de pouvoir.
À l’époque, un bon nombre de personnes n’étaient pas d’accord avec moi. Presque personne qui n’avait pas été exposé à de telles théories dans une université ne pouvait se convaincre que le sexe était entièrement une construction sociale, car de telles croyances allaient à l’encontre du bon sens. C’est ce qui le rend si étonnant le revirement culturel si rapide et drastique qui s’est opéré sur cette question. Les gens raisonnables pouvaient facilement admettre qu’une partie — peut-être après tout une grosse partie — de l’identité de genre est socialement construite, mais cela signifie-t-il vraiment que le sexe n’a pas d’importance du tout? Le sexe était-il uniquement basé sur la culture? Évidemment! Insisterais-je, toujours un peu plus, toujours un peu plus fort. Il n’y a rien de plus certains qu’un étudiant diplômé armé d’une précieuse expérience de la vie et d’une grande idée.
Désormais ma grande idée est partout. Cela saute particulièrement aux yeux lors des discussions sur les droits des trans ou autre politique concernant les athlètes trans dans le sport. Elle est même inscrit dans les lois qui visent à menacer par des répercussions quiconque suggèrerait que le sexe pourrait être une réalité biologique. Une telle déclaration, pour de nombreux militants, équivaut à un discours de haine. Si vous prenez la position que beaucoup de mes opposants prirent lors de nos débat au cour des années 90 — à savoir que le genre est au moins en partie basé sur le sexe, et qu’il y a bien évidemment deux sexes (le masculin et le féminin), ainsi que les biologistes l’ont conclu depuis l’aube de leur science — les neo-progressistes prétendront que vous niez l’identité d’une personne trans, et qu’en ce sens vous souhaitez un préjudice ontologique à un autre être humain.
Je suis sûr que je n’ai pas besoin de vous instruire, lecteurs présents ici, sur toutes les manières dont cette logique de constructivisme (on utilise aussi parfois le terme de constructionnisme) social a imprégné notre culture. Ce que je peux vous offrir, cependant, c’est une forme de mea culpa pour mon propre rôle dans tout cela, et une critique détaillée sur pourquoi j’avais tort à l’époque, et pourquoi les constructivistes sociaux radicaux ont tort aujourd’hui. J’ai fait valoir les mêmes arguments qu’ils font maintenant, et je sais donc parfaitement pourquoi ils se trompent.
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Ma carte de membre de constructiviste sociale est pleine. Mon obtention du doctorat en Histoire des Genres et la publication de mon premier livre sur le sujet, The Manly Modern: Masculinity in Postwar Canada, remontent à 2007. Titre certes ambitieux pour un contenu qui se réduisait en fait à cinq études de cas du milieu du XXe siècle, toutes centrées sur Vancouver, où avait alors lieu un débat public sur les aspects «masculins» de la société. Les exemples que j’ai utilisés se basaient respectivement sur la culture automobile, le meurtre capital, un club d’alpinisme, un terrible incident de violence au travail (l’effondrement d’un pont) et enfin une commission royale sur le traitement d’un groupe d’anciens combattants. Je n’entrerai pas dans les détails. Mais j’ai honte de certains contenus, surtout en ce qui concernent les deux derniers exemples.
Le livre, qui n’a remporté aucun prix, semble pourtant être devenu l’un de ces livres que les chercheurs citent parfois lorsqu’ils veulent écrire sur l’Histoire de la masculinité. Regardez, diront-ils, quelqu’un d’autre a écrit sur ce sujet: mon confrère canadien Dummitt l’a fait en 2007. (Google Scholar me dit qu’il a été cité 112 fois à ce jour — juillet 2019. Ce n’est pas grand-chose. Mais l’histoire du Canada est un petit champ et les nombres de citations sont généralement assez bas pour tout le monde.) De nos jours, la masculinité — en particulier sa variant «toxique» — est un sujet brûlant. Mais comme il y avait peu de livres écrits sur la masculinité au Canada à l’époque, le mien eut plus que sa part d’attention.
J’ai également publié un article provenant de ma thèse de Master, qui avait une portée plus large que mon travail universitaire. C’était un article amusant, intitulé Finding a Place for Father: Selling the Barbecue in Postwar Canada, qui portait sur le lien entre les hommes et les barbecues au Canada dans les années 1940 et 1950. (Oui, c’est ce genre de choses que font les universitaires.) Publié pour la première fois en 1998, il sera republié plusieurs fois par la suite dans les manuels destinés aux étudiants de premier cycle. Beaucoup de jeunes étudiants universitaires, qui souhaitaient apprendre l’Histoire du Canada, ont été contraints de lire cet article pour en savoir plus sur l’Histoire du genre, ainsi que sa construction sociale.
Le seul problème: j’avais tort. Ou, pour être plus précis, certaines choses étaient justes. Pour ce qui est du reste… je l’avais tout simplement créé de toutes pièces.
Pour ma défense, je n’étais pas seul. Tout le monde inventait alors (et invente toujours). C’est ainsi que fonctionne le domaine des études de genre. Ce n’est certes pas vraiment une excuse, et j’aurais dû en être plus conscient. Rétroactivement, si je devais me psychanalyser, je dirais qu’en réalité, je l’étais tout à fait. Et c’est pourquoi j’étais si en colère et si péremptoire dans ce que je croyais savoir. C’était pour cacher le fait que, de manière très simple, je n’avais aucune preuve pour toute une partie de ce que je disais. Je m’en suis donc tenu à argumenter avec ferveur, tout en dénonçant les points de vue alternatifs. Intellectuellement, ce n’était pas très joli. Et c’est ce qui rend si décevant de voir que les points de vue que je défendais avec tant de ferveur — et sans fondement, donc — sont maintenant si largement acceptés dans la société en général.
Voici en quoi consistait ma méthodologie: Tout d’abord, je soulignerais qu’en tant qu’historien, je savais qu’il y avait une grande variabilité culturelle et historique. Le sexe n’a pas toujours été défini de la même manière à tout moment et en tout lieu. C’était, comme je l’ai écris dans The Manly Modern, «un ensemble de concepts et de relations qui changent historiquement et qui donnent un sens aux différences entre les hommes et les femmes». Comment dès lors peut-on prétendre qu’être un homme ou une femme soit enraciné dans la biologie si nous avions preuve de changements au fil du temps? À côté de ça, j’ai insisterais sur le fait qu’il n’existe aucun fondement historique démontrant la différence sexuelle comme définie par le biologique, ni aucun autre capable d’expliquer cette différence en dehors de sa compréhension par une approche culturelle.
Et j’avais mes exemples préférés, les retravaillant au fil du temps en anecdotes concises que je pourrais utiliser dans des conférences ou autres conversations — sur Louis XIV et ce que j’appelais sa pose viril-veau, qui était alors considérée comme le summum de la virilité au XVIIe siècle, mais qui semble plutôt efféminé par rapport aux normes d’aujourd’hui. Ou je parlerais du bleu et du rose, en tirant des citations des années 1920 qui montraient aux gens que les petits garçons devraient porter du rose parce qu’il était ardent et terreux, et que les filles devraient porter du bleu parce qu’il était aéré et éthéré. Et cela ferait rire… un point pour moi. Ce que nous pensions être la vérité certaine et absolue du genre avait de fait changé avec le temps. Le genre n’était pas binaire: il était variable et peut-être infini.
Dans un second temps, je parlerais du fait que lorsque vous dirait à quelqu’un d’une chose qu’elle serait masculine ou féminine, il ne s’agirait jamais seulement de genre. Il s’agirait toujours, simultanément, de pouvoir. Et le mot pouvoir était, et reste, une sorte de mot magique dans le milieu universitaire, en particulier pour un étudiant diplômé lisant pour la première fois Michel Foucault. Rappelez-vous que nous étions alors au milieu des interminables discussions sur l’«agencement» (Qui l’avait? Qui n’en avait pas? Quand? Où?). Ainsi, quiconque nierait que le genre et le sexe sont différents, et suggèrerait qu’il y a vraiment quelque chose d’intemporel ou de biologique dans le sexe et le genre, se rendrait alors coupables de vouloir justifier le pouvoir. Il était de fait un apologiste de l’oppression. Cela vous semble-t-il familier?
Dans mon article sur les raisons pour lesquelles les hommes s’occupent des barbecues, par exemple, je prétend démontrer que ce contrôle de la spatule est vraiment une question de pouvoir en général. « Pouvons-nous considérer la participation des hommes aux affaires domestiques [au barbecue] comme un petit pas dans une évolution progressive? », Ai-je demandé. Non, bien sûr que non. Au lieu de cela, la façon dont on parlait des hommes au barbecue «redéfinissait et ré-articulait les divisions plus anciennes entre le public et le privé, et entre le masculin et le féminin». Dans The Manly Modern, j’étais plus explicite: «Le genre est aussi une question de pouvoir… Référer à deux concepts d’une manière qui définit l’un comme masculin et l’autre comme féminin est une façon d’établir une hiérarchie entre les deux.» Il ne s’agissait jamais seulement d’une description du genre. Les idées sur la masculinité dans le passé ont toujours été créées «à des fins politiques ». Les idées particulières dont je parle dans le livre, soutenais-je, montrent comment, dans le passé, en décrivant les choses comme masculines ou comme féminines, on fournissait «une explication de la différences entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une puissante justification des inégalités.»
Finalement, dans un troisième temps, j’allais chercher une explication dans le contexte historique qui montrerait, à un moment historique particulier, pourquoi les gens dans le passé parlaient de quelque chose comme masculin ou féminin. L’histoire est une grande place. Il y avait toujours quelque chose à trouver. J’écrivais par example sur les années d’après-Guerre — on pouvait sans mal prétendre que les gens étaient inquiets d’un retour à la normale après la guerre. Des femmes avaient servi dans l’armée et occupé des emplois «masculins». Ainsi, l’accent mis sur les distinctions de genre visait à ramener les femmes à la maison après leur travail pendant la guerre. Il s’agissait simplement de contrôle et d’oppression.
Et, bien entendu, les gens étaient inquiets de ces développements à la fin des années 40. Je citerais les recherches de mes acolytes dans ce domaine, démontrant ainsi — démontrant vraiment, pensais-je alors — que le genre était une construction sociale, et qu’il était construit de cette manière afin de remettre les femmes à leur place après la Seconde Guerre mondiale.
Vous pouvez toujours trouver d’autres détails contextuels. Et je ne m’en suis d’ailleurs pas privé dans mon livre. J’étais devenu fasciné par la lecture de la modernisation de la vie au milieu du siècle, et j’ai donc souligné toutes les façons dont les gens se connectaient pour parler de modernité et de virilité pendant les années d’après-guerre. C’était, pour un travail d’érudition, assez élégamment construit, si je puis dire. Le problème venait d’une partielle faillite intellectuelle .
Voici où je ne me trompais pas: ma recherche d’archive, je crois, était solide. Je suis retourné dans les documents de l’époque et j’ai donc pu retrouver la façon dont les gens parlaient et écrivaient sur le fait d’être un homme. J’en suis vraiment arrivé à connaître cette époque. C’est la merveilleuse partie de l’historien: ce merveilleux côté voyeuriste, ce voyage, presque, à travers les écrits.
Tant que je m’en tenais aux documents et que je reconstituais la façon dont les gens parlaient dans le passé, j’étais en sécurité. C’est, dans le langage des historiens, le «comment» de l’Histoire. Les historiens privilégient certains types de questions sur d’autres. Tout historien est censé savoir sur le Qui, le Quoi, le Quand et le Où. Là se trouvent les détails du passé. Mais ce genre d’exactitude est, comme l’a écrit le grand historien E. H. Carr, un devoir, pas une vertu. Ce n’est donc pas quelque chose dont je puisse spécialement de vanter.
Mais deux autres questions suivent, et ce sont celles qui comptent vraiment. La première d’entre elles est le «Comment»: comment cela s’est-il produit? Comment les gens pensaient-ils dans le passé? Répondre à ces questions signifiait reconstruire des systèmes de pensée. Vous ne pouvez jamais reconstruire complètement les schémas de pensée des autres, en particulier ceux qui ont vécu à une autre époque. Mais je pense néanmoins être arrivé à des résultats tout à fait convenable sur ce point.
Mais la plus grande question de toutes — la plus importante — est la dernière: «Pourquoi?» Pourquoi un événement qui s’est produit d’une certaine façon s’est-il produit de cette façon? Dans mon cas, c’était: Pourquoi les Canadiens d’après-guerre parlaient-ils des hommes et des femmes comme ils le faisaient?
J’avais des réponses, mais elles ne provenaient pas de ma recherche principale. Elles venaient de mes convictions idéologiques, même si, à l’époque, je ne l’aurais pas décrit ainsi, pas plus que mes pairs universitaires ayant adopté la même approche — et qui, contrairement à moi, continuent aujourd’hui. Pourtant, il s’agissait bien d’un ensemble de croyances pré-construites qui sont parties intégrantes de l’ombrageuse disciplinaire des études de genre. Fondamentalement, j’ai suivi la méthodologie en trois points décrite ci-dessus, et pensée par Foucault.
Les gens parlaient des hommes de cette façon particulière que j’avais décrite, soutenais-je, parce que le genre était une construction sociale dont les contours pouvaient être reliés au pouvoir et à l’oppression: les Canadiens pensaient alors les genres pour renforcer le pouvoir de certains hommes et désavantager les femmes, pour structurer le masculin comme meilleure que le féminin.
Quant à la question plus large de savoir si le genre est construit socialement, ce n’était pas quelque chose que j’étais en mesure de prouver. Mais dans The Manly Modern, j’ai cité à cet effet l’éminente historienne Joan Scott, et cela semblait suffisant pour satisfaire les critiques. Dans mon livre, j’ai montré que les gens parlaient de manière orientée vers le genre. Ils décrivaient certaines choses comme masculines, d’autres comme féminines. Même sur ce point, je pouvais faire preuve de créativité: si quelque chose n’était pas spécifiquement mentionné comme masculin ou féminin, je sous-entendrais alors que c’est ce que c’était implicite. Dans un chapitre de The Manly Modern, par exemple, j’ai soutenu que «le chauffeur idéal et l’homme idéal, catégories ostensiblement distinctes, partageaient pourtant de nombreuses caractéristiques communes. Je soutenais que que si les contemporains ne l’indiquaient pas explicitement, c’était simplement parce que c’était «sous-entendu». Il suffisait ensuite de citer d’autres universitaires disant la même chose pour que la mayonnaise prenne.
Bien sûr, il était possible de regarder le même matériel et d’en arriver à des explications alternatives tout à fait plausibles. Les Canadiens d’après-guerre ont-ils pu construire socialement l’idée que les hommes prenaient plus de risques? Oui, c’est plausible. Mais il est tout aussi plausible qu’ils parlaient des hommes ainsi parce que, de manière générale, les hommes… prenaient plus de risques. De fait, il se pourrait que ce soit tout simplement lié à la structure anthropologique de l’homme. Mes recherches n’ont rien prouvé d’aucune manière. J’ai simplement supposé que le genre était une construction sociale, puis j’ai développé sur cette base.
Je n’ai jamais eu à débattre, du moins sérieusement, avec quiconque suggérerait le contraire. Et personne, à aucun moment de mes études supérieures, ou lors d’entrevue avec mes pairs, n’a jamais suggérer qu’il devait en être autrement — sauf lors de quelques conversations, généralement en dehors du milieu universitaire. Ainsi, je n’ai jamais eu à me confronter à d’autre explications alternatives, orientées sur la biologie, qui étaient au moins aussi plausibles que l’hypothèse avec laquelle je m’habillais d’un air de certitude. La critique de Steven Pinker sur le constructivisme social, The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature, a été publiée en 2002 avant la fin de mon doctorat et la publication de mon livre. Pourtant, non seulement n’en n’avais-je jamais entendu parlé, mais personne n’a jamais suggéré que je pourrais avoir un jour à traiter avec ses arguments et ses preuves. Cela seul devrait vous en dire long sur le silo dans lequel nous habitions tous.
Les seules vraies critiques que j’ai reçues étaient des avertissements visant à renforcer le paradigme, ou à lutter en faveur d’autres identités et à lutter contre d’autres formes d’oppression. (L’idée que l’oppression existait absolument sur la base de ces identités intersectionnelles était simplement assumée, jamais démontrée et encore moins prouvée.) Ainsi, me demanderait-on pourquoi je n’ai pas davantage parlé de classe. Ou pourquoi ai-je passé autant de temps à parler des hommes et non des femmes? Même si je déconstruisais la masculinité et montrais qu’il s’agissait d’une construction sociale, je devais sûrement aussi prêter attention aux femmes. Ou qu’en est-il de la sexualité? N’ai-je pas vu trop basé mes références sur des hommes qui n’étaient pas hétérosexuels, et ne devrais-je donc pas davantage prêter attention à la manière dont la masculinité a été construite parallèlement à la sexualité? Vous pouvez étendre ces critiques de multiples façons. Le fait est que toutes fonctionnaient dans le cadre du paradigme que j’avais déjà adopté. Nous étions l’incarnation même du « beignet académique auto-alimenté », satirisé par le récent canular sur les études de griefs.
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C’est à ce stade que mes premiers doutes sont apparus à l’encontre de ma formation universitaire. Combien de temps encore la profession pourrait-elle continuer à se développer en se contentant d’ajouter toujours plus de types d’oppressions nouvelles? Inévitablement, à un moment donné, l’histoire serait en fait pleinement inclusive. En fait, j’étais presque sûr que c’était déjà le cas. En 2009, j’ai publié un livre avec un essai intitulé After Inclusiveness, qui faisant ce constat. Heureusement pour moi, j’avais un emploi permanent au moment où le livre est sorti. Beaucoup, dans la profession, ont admis en privé que j’avais raison, mais presque personne ne le dirait sur papier.
Je me souviens d’une conversation avec un génial aîné historien, qui a gracieusement offert de lire mon article sur les hommes et le barbecue. J’étais alors jeune doctorant et mon travail différait complètement du sien. Je ne sais pas pourquoi il a proposé, mais ses commentaires sont éloquents. Il m’a poliment dit que les morceaux du milieu étaient bons mais qu’on pouvait «se passer» à chaque extrémité. Autrement dit, il a aimé la partie recherche de l’article, où j’ai reconstruit la façon dont les gens parlaient des hommes et de la cuisine dans le Canada durant l’après-guerre. Quant à la partie dans laquelle j’enveloppais le tout dans l’idéologie exprimée par les livres récents que j’avais lus… il ne l’a pas tellement apprécié.
À l’époque, je n’ai fait aucun changement. Comment aurais-je pu? Il s’agissait du paradigme auquel j’étais attaché. C’était dans l’introduction et la conclusion que je touchais vraiment les points que je voulais faire valoir — à savoir que le genre était une construction sociale, que les Canadiens d’après-guerre étaient inquiets au sujet de la reconversion de l’hommes dans vie domestique et son implication en tant que père « multi-tâches », et qu’ils ont ainsi utilisé cet exemple idiot d’hommes et de barbecues pour insinuer que les hommes ne seraient jamais vraiment impliqués dans la cuisine, que quand ils le feraient ce serait drôle, que bien évidemment ils étaient mauvais dans ce domaine, et qu’ils se mettraient seulement à l’ouvrage parce que c’était dangereux et que ça leur rappellerait les temps des hommes des cavernes. C’était là le pouvoir qui parlait, certes, d’une manière amusante, renforçant les différences entre les hommes et les femmes.
Pour réitérer, le problème était, est, que tout avait été le fruit de mon cerveau. Il s’agissait de suppositions éclairées que je proposais. Des hypothèses. Peut-être avais-je raison. Mais ni moi, ni personne d’autre, n’avons jamais pensé à examiner ce que j’avais écrit. Ce que cet honorable historien m’a dit alors pourrait s’appliquer à des milliers d’autres livres et articles: la partie du milieu est convenable, mais celles de chaque extrémité sont douteuses.
Certaines questions fondamentales se posent. Y a-t-il vraiment eu des différences et variables extrêmes concernant les considérations de genre au fil du temps et en fonction du lieu? Ces questions ne sauraient être résolues par les anecdotes concises que j’avais l’habitude de fournir, et dont d’autres se contentent encore aujourd’hui. Elles doivent être étudiées de manière systématique et comparative. Sur ma propre relecture de l’époque, je dois admettre aujourd’hui que ce que je voyais était une légère variabilité avec un degré de cohérence centrale. Les idées conceptualisant les hommes en tant que pourvoyeurs, ainsi que celles leurs accordant responsabilité particulière en matière de protection et de guerre, semblent être assez cohérentes à travers l’histoire et les cultures. Oui, il y a eu des variations au cours du cycle de vie, ainsi que certaines singularités culturelles et historiques. Mais à moins d’avoir commencé votre recherche en supposant que les petites différences devaient être importantes, il est loin d’être évident les preuves accumulées vous amèneront à cette conclusion.
Aussi était-ce vraiment toujours une question de pouvoir? Peut être. Peut-être que non. La preuve que j’avais l’habitude de mettre en avant pour insister sur le fait qu’il s’agissait d’une question de pouvoir consistait à citer d’autres savants qui prétendaient de même. Cela aidait si leurs noms étaient français et qu’ils étaient philosophes (suivez mon regard…). Le travail d’un sociologue australien, R. W. Connell, s’est également avéré utile. Il avait fait valoir que la masculinité était avant tout une question de pouvoir — une affirmation de sa domination sur les femmes et les autres hommes. En réalité, son travail ne le prouve pas; il s’agit simplement d’une hypothèse plausible extrapolé à partir de petites études de cas, comme je l’avais fait. J’ai donc cité Connell. Et d’autres m’ont cité. Et c’est là suffisant pour «prouver» que le genre est une construction sociale et que tout est question de pouvoir. Ou, de fait, de ne rien prouver du tout.
Mon raisonnement erroné, et d’autres études utilisant la même pensée défectueuse, sont maintenant repris par les militants et les gouvernements pour légiférer un nouveau code de conduite moral. C’était une chose lorsque, autour d’un verre avec mes camarades diplômés, nous dissertions dans la bulle sans importance de nos propres egos. Mais aujourd’hui, l’enjeu est autrement plus décisif. J’aimerais pouvoir dire que le monde universitaire s’est amélioré, que la nécessité élémentaire de preuves soit respectée et l’examen par les pairs plus exigeantes. Mais la réalité est que l’acceptation actuellement presque totale du constructivisme social dans certains cercles semble plus le résultat d’un changement démographique au sein de l’académie, et certains points de vue semblent amenés à dominer plus encore que lors de mon apogée.
Cette confession ne doit aucunement être interprétée comme faisant valoir que le genre n’est pas, dans de nombreux cas, construit socialement. Mais les détracteurs du constructivisme social ont raison de lever les sourcils devant les soi-disantes preuves présentées par de prétendus experts. L’irrecevabilité de mon propre raisonnement n’a jamais été invoqué — en fait, il n’a fait que s’infléchir idéologiquement au gré d’examens continus par mes pairs. Tant que nous n’auront pas des chercheurs sérieux, critiques et aux idéologies divergentes sur le sexe et le genre — jusqu’à ce que l’examen par les pairs puisse dépasser la simple forme d’une sélection idéologique au sein d’un groupe fermé — alors nous nous devons d’être extrêmement sceptiques quant à tout ce qui se présente comme «expertise» sur construction sociale du sexe et du genre.