Nous les antimodernes…

L’antimoderne, selon Compagnon, est apparu avec la naissance de la modernité libérale. Non pas conservateur, réactionnaire, « scrogneugneu ou grognon », l’antimoderne est d’abord lui-meme un produit de la modernité. Son produit, certes, mais un produit réticent à son encontre, parfois réfractaire même, et qui, les deux derniers siècles durant, aura été son critique le plus sévère. Il a ainsi le paradoxe de servir de contrepoint principal à la modernité, tout en représentant chez elle ce qu’il y a de plus durable et d’authentique.

Traduction de l’article de Michael O’Meara, que vous pourrez trouver ici. Il revient sur le brillant essai d’Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, publié chez Gallimard en 2005.

De son profond et éloquent essai, qui a remporté de nombreux prix et fait sensation parmi les lettrés français, Antoine Compagnon définira et classifiera l’antimodernisme comme une forme de pensée dont la mission est d’arrêter le progrès à évidence inconscient de la modernité vers l’autodestruction.

L’antimoderne, selon Compagnon, est apparu avec la naissance de la modernité libérale. Non pas conservateur, réactionnaire, « scrogneugneu ou grognon », l’antimoderne est d’abord lui-meme un produit de la modernité. Son produit, certes, mais un produit réticent à son encontre, parfois réfractaire même, et qui, les deux derniers siècles durant, aura été son critique le plus sévère. Il a ainsi le paradoxe de servir de contrepoint principal à la modernité, tout en représentant chez elle ce qu’il y a de plus durable et d’authentique.

Cela fait de l’antimoderne la négation du moderne, sa réfutation, ainsi que son double et son représentant le plus indéniable. En tant que tel, il est inconcevable sans le moderne, oscillant entre pur refus et engagement. L’anti-moderniste n’est donc pas quelqu’un qui s’oppose au moderne, mais plutôt ces «modernistes» en contradiction avec l’ère moderne qui l’engagent et le théorisent d’une manière qui lui offre une alternative.

Certains thèmes distinguent l’anti-modernisme de l’académisme, du conservatisme et du traditionalisme. Compagnon en désigne six, mais nous nous contenterons d’insister sur quatre d’entre eux. Politiquement, l’antimoderne est contre-révolutionnaire; contrairement aux conservateurs contemporains, son opposition à l’ordre libéral de la modernité est radicale, répudiant même ses prémisses sous-jacentes. Philosophiquement, l’antimoderne est anti-Lumières; il s’oppose au rationalisme désincarné né de la Nouvelle Science et de sa déscendance cartésienne, et soutient l’affirmation de Pascal selon laquelle «le cœur a ses raisons que la raison ignore». Existentiellement, l’antimoderne est un pessimiste, rejetant le culte moderne du progrès, ainsi que sa vision heureuse, parfois béni-oui-oui de la réalité. Enfin, moralement ou religieusement, l’antimoderne accepte la doctrine du «péché originel», repoussant Le mythe du bon sauvage de Rousseau et le Blank Slate (l’état naturelle) de Locke, ainsi que toutes les exigences égalitaires et d’ingénierie sociale accompagnant les charges optimistes de la modernité.

Le plus grand et le plus emblématique des antimodernes était sans aucun doute Joseph de Maistre (1753-1821). Avant la Grande Révolution de 1789, qui a inauguré l’ère libérale moderne, Maistre avait été franc-maçon et passionné des Lumières. La violence gratuite de la Révolution, cependant, combinée aux réflexions de Burke, a contribué à le retourner contre elle. Paradoxalement inspirée du style de raisonnement des Lumières, sa critique catholique peu orthodoxe de la Révolution est devenue le fondement ultérieur non seulement des formes de pensée les plus significatives du conservatisme continental, mais aussi du projet antimoderne.

L’essence même de la pensée anti-modernisme de de Maistre peut être parfaitement saisi dans son affirmation selon laquelle la contre-révolution ne serait pas une négation de la Révolution, mais bien son dépassement, sa transcendance. Contrairement à certains anti-révolutionnaires réactionnaires qui cherchaient littéralement à restaurer l’ancien régime, le grand Savoyard a réalisé que rien ne pourrait jamais défaire les ravages de la Révolution sur l’ordre traditionnel de l’Europe, car l’histoire est irréversible. La contre-révolution devrait donc être révolutionnaire non pas en remontant à l’ancien régime, mais en cherchant au-delà un nouvel ordre représentant à la fois l’achèvement et la transcendance de la Révolution. En ce sens, le projet anti-moderne — rejetant ce qui est décadent et perverti dans le moderne, tout en défendant ce qui est grand et nécessaire en lui — ouvre la perspective d’une renaissance.

Entre la Grande Révolution et la Seconde Guerre mondiale, se trouvant exclus des grandes sphères de la vie politique et sociale française, les anti-modernistes se sont réfugiés, soutient Compagnon, dans la littérature et les lettres — leur « résistance idéologique [étant] inséparable de [leur] l’audace littéraire ». Balzac, Baudelaire, Flaubert, Proust, Péguy, Céline — pour ne citer que les plus célèbres — sont quelques-unes des grandes figures de la littérature française qui, dans un dialogue implicite avec Maistre, ont résisté au monde moderne de manière moderniste. (Sans surprise, le phénomène étant aussi européen, le grand érudit marxiste gallois, Raymond Williams, fait un argument similaire pour la littérature anglaise dans Culture and Society, 1780–1950 [1958], quoiqu’en utilisant le terme anticapitaliste plutôt qu’antimoderniste.)

Mais si Compagnon développe ce terme évocateur pour désigner la résistance des XIXe et XXe siècles aux dogmes libéraux modernes, il n’est pas lui-même anti-moderniste pour autant — comme on aurait largement pu le deviner pour un professeur de littérature française occupant des chaires prestigieuses à la Sorbonne et à l’ Université de Columbia. Car l’antimodernisme n’est pas simplement l’auxiliaire esthétique de la modernité, comme l’aurait dit Compagnon, mais une tradition idéologique et culturelle qui remet en cause de front l’ordre moderne. Compte tenu, en outre, des implications anti-libérales et parfois antisémites du tempérament antimoderne, ainsi que de sa résistance intransigeante aux pouvoirs en place, difficile pour un représentant honorable de l’ordre universitaire de défendre ses principes. Ainsi, malgré l’inestimable ouvrage que nous offre Compagnon pour mieux comprendre l’une des grandes figures opposées au nihilisme destructeur de la modernité, il caractérise non seulement l’antimoderne en termes exclusivement littéraires, manquant ainsi ses manifestations historiques plus vastes et sa pertinence contemporaine, mais par ailleurs il ne parvient jamais vraiment à définir son antonyme, le «Moderne».

Le concept de modernité, pourtant, est crucial non seulement pour une meilleure compréhension de l’antimoderne, mais également pour une compréhension des — et donc une résistance aux — forces qui menacent actuellement l’existence du mode de vie Européen. Bien entendu, il existe différents paradigmes permettant d’expliquer ces menaces contre l’identité « de souche européenne ». Dans un article antérieur du TOQ, je soutenais qu’ils découlaient en fin de compte du désordre ontologique (à savoir le « consumérisme complètement vide de sens ») qui marque le fondement de l’ère moderne. D’autres, dans ces mêmes pages, ont souligné la « culture de la critique » juive et la révolution managériale des années 30, qui éclairent toutes deux sur les forces subversives qui nous menacent. Par ailleurs, d’autres encore mettent l’accent sur la nature prédatrice du capitalisme international, ainsi que disposition suicidaire de notre civilisation humaniste et laïque, pour ne citer que quelques-unes des interprétations existantes. Le processus historique étant une affaire compliquée et se prêtant rarement à une seule interprétation monolithique, l’approche la plus sage est probablement éclectique et se doit d’accueillir un vaste ensemble d’interprétations possibles.

Cependant, s’il était nécessaire de mettre une étiquette unique sur le processus historique responsable de la «décomposition et de la déstructuration» préparant la voie (l’autoroute?) à notre disparition collective en tant que race et culture, le meilleur candidat reste à mon avis ce terme certes imprécis et difficilement définissable de «modernité» — ainsi que ses variantes (modernisme, modernisation, temps modernes, etc.). Au cours de ce dernier siècle et demi, certains de nos plus grands penseurs ont lutté avec ce terme, offrant une variété d’interprétations pas toujours compatibles de ce «quelque chose» qui distingue la vie moderne de tous les modes d’existence anciens ou traditionnels. Compagnon adopte le point de vue de Baudelaire, inventeur du terme, et définit ainsi la modernité comme une expérience «en constante évolution, qui ne reste pas statique, et qui se ressent le plus clairement dans le centre métropolitain [animé] de la ville [où tout est] constamment sujet au renouvellement». La conception baudelairienne, comme d’autres interprétations du moderne mettant l’accent sur sa nature éphémère, fragmentée et discordante, renvoie au latin modernus ou au vieux français modo, signifiant «tout de suite» — c’est-à-dire quelque chose qui fait parti du présent et non des temps passés ou «dépassés». En ce sens, il est associé positivement au nouveau, à l’amélioration, à l’incontestablement supérieur; négativement, avec l’éphémère, la mode et le superficiel.

Ce n’est pas ici le lieu de passer en revue l’histoire de ce terme clé. Il suffira de noter que le moderniste voit la vie dans le présent comme fondamentalement et qualitativement différente de la vie dans le passé. Contrairement aux traditionalistes, qui considèrent le présent comme une continuation, une transmission et un héritage du passé, les modernistes (aujourd’hui nous sommes tous, à un degré ou un autre, modernistes) mettent l’accent sur la discontinuité, favorisant la capacité infinie de la raison à créer toujours plus formes d’existence souhaitables, s’opposant ainsi aux ordres historiques, organiques et traditionnels des formes et identités sociales antérieures. Racialement, culturellement et autre, la civilisation moderne ne peut donc poursuivre son culte abstrait et désordonné du progrès que d’une façon qui conteste ce que nous sommes.

Il existe également aussi une géographie de la modernité. Quoi qu’elle aie commencé comme une idée européenne, sa réalisation historique la plus complète est venue dans des pays où la tradition européenne était la plus faible, en particulier en Amérique (« la maison du progrès intarissable … où demain est toujours meilleur qu’aujourd’hui ») et, dans une moindre mesure, la Russie soviétique. C’est ainsi que jusqu’en 1945, les antimodernistes dominaient la littérature et les lettres européennes et il n’était pas rare que les principes antimodernistes ne se retrouve même dans la sphère publique européenne. Depuis das Jahre Null (depuis l’après-guerre), cependant, tout a changé, et les antimodernistes ont été largement exilés à Samizdat et à des publications marginales — un signe de la disposition de plus en plus totalitaire de la modernité à réguler, niveler et homogénéiser, toujours au nom principe attrayant de l’ « american way of life ». « Pas de Liberté pour les ennemis de la Liberté », clamait deux siècle plutôt Saint Juste, prophète malgré lui.

Aussi imparfait soit-il, non seulement le livre de Compagnon nous aide à redécouvrir la tradition antimoderne qui se veut antidote à une modernité galopante, mais il arrive de plus à un moment où la civilisation moderne, sous la forme de la mondialisation, fait face à sa crise la plus grave. Philippe Grasset (dedefensa.org), sans doute le plus grand érudit vivant de la civilisation moderne, en particulier occidentale, affirme qu’une modernité triomphante est aujourd’hui complètement déchaînée, ivre de son propre pouvoir, car elle remodèle la planète et transforme nos vies d’une manière qui détruit toutes les identités et croyances connues. Comme les précédents Jacobins français qui exportèrent leur révolution vers le reste de l’Europe, les Jacobins américains de la Maison Blanche et Wall Street imposent aujourd’hui leur troubles révolutionnaires au reste du monde, le transformant en un troupeau de consommateurs monochrome et amorphe, dépouillé de tout ce qui a toujours été la base de notre civilisation.

Une seule et unique force guide le modernisme sans inspiration de ces derniers Jacobins: les impératifs créateurs de chaos de leur culte techno-économique du progrès, qui bafoue toute référence organique, historique et traditionnelle. Evidents en Irak, ainsi que le long de notre frontière sud et dans les antichambres de la Commission européenne, ils prospèrent non seulement sur l’illusion que le passé est discontinu avec le présent, mais aussi sur un «utopisme» dont les constructions artificielles et égocentriques n’ont que peu de rapport aux réalités qu’ils s’efforcent d’affecter. Comme l’a déclaré un responsable de la Maison Blanche à un journaliste du New York Times (17 octobre 2004) au sujet de la «communauté confessionnelle» de Bush: «Lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité.» Le moderniste est donc enclin à se réfugiant dans l’idée illusoire qu’il se fait de la réalité. Cette affirmation «virtualiste» de l’illusion comme réalité mène inévitablement au chaos, à la folie et à un monde qui n’est plus le nôtre.

Parce que le conflit qui définit notre époque tourne de plus en plus autour de la bataille entre une modernité destructrice, sous forme de globalisme, et des forces d’un ordre antimoderniste ancrées dans le patrimoine culturel et génétique définissant l’européen, le projet antimoderniste n’a jamais été aussi pertinent. Selon Grasset, ce qui est en jeu dans ce conflit n’est rien de moins que « la conscience d’exister en tant que phénomène spécifique », c’est-à-dire posséder une identité. Car, alors que l’élan moderniste d’un mondialisme américain impose ses identités virtuelles (basées sur l’absence de toute foi religieuse et de toute forme d’héritage culturel perçus comme castrateurs de l’individu dans sa quête personnelle vers son bonheur), il se heurte au projet antimoderne de forger une identité qui synthétiserait l’héritage d’une identité ancestrale avec les impératifs modernes, une rencontre entre le temporel et l’intemporel qui se fusionneraient dans une dialectique supérieure.

Tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, les antimodernistes, qui dominaient alors les hauteurs culturelles de la civilisation moderne, ont parfois pu atténuer l’importance destructrice de la modernité. Depuis le triomphe américain de 1945, et plus particulièrement encore depuis 1989 et la chute du mur, alors que les mondialistes et libéraux soumettaient nos esprits à de nouvelles formes de conformités toujours plus aseptisées, les choses ont changé et les écrivains et critiques antimodernistes ont été systématiquement purgés de la sphère publique.

L’antimoderne, pour autant, n’est pas si facilement éradicable, car il est la voix de l’histoire, du patrimoine et d’une réalité qui refuse de s’adapter aux exigences conformistes, uniformes et panurgistes du moderniste.

Aujourd’hui banni de la littérature et des lettres (quoique la dernière décennie le voit revenir en force), il se tourne vers d’autres domaines. Avec l’attaque terroriste du 11 septembre, la guerre de quatrième génération en Irak, le référendum européen de 2005, puis plus récemment le Brexit, l’élection de Donald Trump et l’émergence des forces « populistes » dans toute l’Europe et le monde — les forces anti-modernes de l’histoire et du patrimoine continuent et continueront de de souffler sur le monde car, quoique comme nos modernistes aveugles s’entêtent à vouloir l’ignorer, le passé n’est jamais mort ni enterré.